10

 

 

 

 

 

Le Tisserand avait prévenu Nitara qu’ils seraient là. « Deux de mes chanceliers nous attendent dans la cité, lui avait-il annoncé sur un ton qui l’avait à la fois rassurée et énervée. Ils se joindront à nous pour donner l’assaut contre le château. »

Ils se trouvaient en effet sur le quai de Galdasten lorsque leur navire avait accosté. Et quand le Tisserand avait mis pied à terre, ils s’étaient inclinés devant lui avec un tel respect que le reste de l’armée, ceux qui l’accompagnaient depuis leur départ de Curtell et qui avaient tué avec lui, s’étaient sentis obligés d’en faire autant. Il s’agissait d’un homme et d’une femme. L’homme, un marchand, dégageait une assurance certaine. Son visage était fin, mais son corps gras et son ventre rebondi disaient l’opulence de son existence.

La femme, lui avait dit Dusaan, était aussi dans le négoce, mais à la candeur de son expression, Nitara avait eu beaucoup de mal à le croire. Elle semblait très jeune, presque plus qu’elle. Ses longs et beaux cheveux blancs flottaient sur ses épaules librement et ses yeux jaunes brillaient d’un éclat lumineux, presque identique à celui de Dusaan. Elle était aussi fine et délicate que l’autre marchand était lourd, aussi séduisante qu’il était quelconque. Et Nitara avait tout de suite compris que ces deux-là ne formaient pas un couple, que cette femme avait des ambitions bien plus élevées, et beaucoup plus précises. Il lui avait suffi de suivre le regard qu’elle posait sur Dusaan pour le comprendre. Ainsi, avant même de mettre un pied sur le quai, Nitara l’avait détestée. Avant même d’arriver aux remparts de Galdasten, elle n’avait eu qu’une seule envie : lui plonger sa lame dans le dos.

Elle avait oublié le nom de l’homme, mais celui de cette femme, Jastanne ja Triln, aussi lancinant qu’un refrain de comptine, ne cessait de la hanter. Les deux marchands possédaient le don de Façonnage et celui des brumes et des vents. Leurs titres de chanceliers du mouvement, comme l’accueil enthousiaste que leur avait réservé Dusaan, n’avaient donc rien d’étonnant.

Peut-être n’avait-il pas remarqué les regards de cette femme, tenta-t-elle de se rassurer, la façon dont elle rougissait chaque fois que leurs yeux se croisaient. Car, les eût-il vus, ces témoignages d’affection, pour ne pas dire ces provocations, lui auraient valu les mêmes rebuffades que celles dont elle souffrait. L’heure n’était pas aux sentiments, lui avait dit le Tisserand. Ils étaient en guerre, en marche pour la conquête de la liberté de tous les Qirsi des Terres du Devant. Ils ne devaient songer qu’à la réalisation du rêve qui les avait tous poussés à rejoindre sa cause. Tels étaient les mots que Dusaan avait prononcés devant elle. Tels étaient ceux qu’il aurait dits à cette Jastanne ja Triln, s’il lui avait prêté la moindre attention.

Sauf que le Tisserand l’avait remarquée. Alors qu’il marchait vers la puissante forteresse, flanqué de ses deux chanceliers et suivi des autres, y compris elle-même, Nitara l’avait noté. Elle n’ignorait point qu’aucun détail n’échappait à l’œil avisé du sorcier qui les guidait. D’ailleurs, il aurait fallu être aveugle pour ne rien voir du manège de cette femme. Mais dans le cas de Jastanne, il semblait n’en prendre tout simplement aucun ombrage. Et cette complaisance – elle ne trouvait pas d’autre mot – la mortifiait.

Elle aurait dû se réjouir de la facilité avec laquelle, ensemble, ils avaient conquis le château. Leur victoire était si écrasante que même la regrettable, mais nécessaire, exécution des trois jeunes seigneurs de Galdasten, ordonnée le lendemain matin, n’avait pu en ternir l’éclat. Et pourtant, au lieu de triompher, Nitara ruminait le comportement du Tisserand, la façon dont il avait confié à Jastanne et à l’autre chancelier des tâches qui, la veille encore, lui auraient échu. C’était cette femme qu’il avait envoyée dans les rues de la ville enrôler les nouveaux Qirsi dans leur mouvement ; c’était le marchand qu’il avait mis à la tête d’un groupe de Façonneurs pour emprisonner les soldats de Galdasten. En moins d’un jour, reléguée à l’arrière-plan, elle était devenue un serviteur du Tisserand parmi les autres, un simple soldat dans une armée en plein essor.

Le matin suivant leur victoire, après la mort des héritiers de Galdasten, ils avaient rassemblé dans la cour tous les chevaux de la ville et du château puis, laissant la forteresse à la garde des nouvelles sentinelles qirsi, alors que les murs tremblaient des hurlements déchirants de la duchesse, ils s’étaient lancés à la poursuite de l’armée de Renald. Là encore, les chanceliers avaient chevauché en tête, de chaque côté du Tisserand, laissant les autres suivre à distance. Nitara, qui s’était brusquement rendu compte que Dusaan lui avait à peine adressé la parole depuis leur débarquement au port de Galdasten, s’était vue obligée de rejoindre B’Serre, Rov et tous les ministres venus avec elle de Curtell. Si ses compagnons avaient remarqué sa disgrâce, ils avaient eu l’intelligence de n’en rien laisser paraître. Ils s’étaient écartés pour la laisser chevaucher parmi eux et avaient poursuivi leur conversation sans faire de commentaires. Nitara, incapable de détacher les yeux de celle qui accompagnait désormais le Tisserand à leur tête, était restée muette. Au moins, s’était-elle dit, la honte de chevaucher seule, pitoyable et ridicule, lui était épargnée.

Plus tard dans la journée, alors qu’ils venaient de s’arrêter dans une petite ravine pour se reposer et faire boire les chevaux, Jastanne approcha de leur groupe. Elle tenait sa monture par les rênes. Le vent faisait danser ses cheveux, et la lumière du soleil couchant illuminait son regard. Bien à contrecœur, Nitara dut admettre qu’elle comprenait l’attirance du Tisserand pour cette femme.

« Bonsoir », leur lança-t-elle en levant la main.

B’Serre et les autres hochèrent la tête, laissant à Rov l’initiative d’une timide réponse.

« J’espère que je ne vous dérange pas.

— Pas du tout, chancelière », poursuivit Rov.

Cet empressement et le sourire de circonstance qui naquit instantanément sur les lèvres de la jeune femme exaspérèrent Nitara.

« Tant mieux, l’entendit-elle répondre. Car le Tisserand m’a chargée de vous parler. Il prévoit de diviser l’armée en deux sections et nous a demandé, à Uestem et à moi, de nous en occuper.

— Vraiment ! ironisa la ministre de Curtell. Vous n’êtes pas là depuis un jour que vous nous donnez déjà des ordres ? poursuivit-elle en décidant d’ignorer le regard et l’imperceptible froncement de sourcils que Gorlan lui adressait. »

Jastanne tourna vers elle son sourire froid avant de s’adresser aux autres.

« Les Façonneurs et ceux qui possèdent le don du feu devront rejoindre Uestem. Ceux qui maîtrisent les brumes et le vent ou le langage des bêtes viendront avec moi. Si vos magies vous placent dans les deux camps, optez pour la plus puissante. Ainsi, ceux qui ont les brumes, mais aussi le feu, restent avec moi. Par contre, si vous êtes Façonneurs et que vous parlez le langage des bêtes, allez avec Uestem.

— Bien, chancelière, fit Gorlan. Merci.

— Nous marcherons encore un peu aujourd’hui. Les unités seront formées ce soir, à la halte. Uestem se tiendra à l’ouest du campement et moi à l’est. Vous nous rejoindrez à ce moment-là. »

Les sorciers acquiescèrent. Nitara vit le sourire de la jeune femme s’élargir et son expression s’adoucir quelque peu.

« J’ignore comment vous serez répartis, poursuivit-elle, mais j’espère travailler avec le plus grand nombre d’entre vous. »

Elle s’éloignait lorsque, faisant mine de se souvenir d’un détail, elle avisa Nitara par-dessus son épaule.

« Ministre, lui lança-t-elle, voudriez-vous m’accompagner un moment ? »

Sa condescendance faillit jeter Nitara hors de ses gonds. Elle aurait payé cher pour avoir le courage de dire à cette femme toute la haine qu’elle lui inspirait. Mais Jastanne était chancelière. Si elle la provoquait, elle s’exposait non seulement à la colère du Tisserand, mais elle se jetait en plus dans une situation inextricable. Car ses deux dons, le langage des bêtes et celui des brumes et du vent, la rangeaient doublement sous son commandement. Ignorant les regards de ses camarades posés sur elle – ils craignaient peut-être qu’elle ne soit déjà allée trop loin – elle lui emboîta le pas sans un mot.

« Le Tisserand m’a beaucoup parlé de vous, commença Jastanne lorsqu’elles furent seules. Et en bien.

— Vraiment ?

— Oui. Il apprécie beaucoup vos services depuis que vous avez rejoint le mouvement. Il m’a dit que vous aviez même tué un ancien amant qui nous avait trahis. »

Nitara sentit sa colère se ranimer et, chose tout à fait inattendue, se diriger contre le Tisserand. Ce qui s’était passé avec Kayiv ne regardait personne, et surtout pas cette femme. Elle avait assassiné pour le Tisserand et pour lui seul, parce qu’elle était sûre que ce geste les unirait à jamais. Découvrir qu’il avait osé révéler à une autre ce qu’elle avait considéré comme un pacte exclusif et indestructible, connus d’eux seuls, n’était rien de moins qu’une trahison.

« Et alors ? » demanda-t-elle, vibrant d’humiliation et de rage.

Jastanne s’arrêta et, la gratifiant du même sourire énigmatique et irritant, l’observa avec curiosité.

« Vous ne m’aimez pas beaucoup, on dirait.

— Je vous connais à peine.

— Justement.

— Que voulez-vous, chancelière ? s’impatienta la jeune femme. Pourquoi m’avoir soustrait à mes amis ?

— Je sens votre hostilité, ministre. Et, je la sens depuis notre rencontre à Galdasten. Pour tout vous dire, je cherche à savoir si je dois en parler au Tisserand ou non. Car si elle devait compromettre votre aptitude à servir la cause, soyez-en sûre, je le ferai. »

Nitara se sentit brusquement pâlir.

« Inutile, chancelière. »

La femme la dévisagea longuement.

« Que vous ai-je fait, ministre ? Pourquoi me détestez-vous autant ?

— Ce n’est… Je ne vous déteste pas.

— Vous mentez maintenant.

— Vous ne pouvez pas comprendre.

— Vraiment, ou craignez-vous, au contraire, que je comprenne trop bien ? »

Sa voix, comme son sourire, s’étaient adoucis.

« Vous l’aimez profondément, n’est-ce pas ?

— Je ne veux pas en parler.

— Vous n’êtes pas la seule, vous savez. De nombreuses femmes, dans chaque royaume, servent le mouvement. Ne croyez-vous pas que d’autres puissent éprouver ces sentiments ?

— Si, répondit Nitara dans un souffle.

— Et lui ? poursuivit Jastanne. Regardez-le. Pensez-vous qu’un homme tel que lui, un roi qirsi, puisse n’aimer et ne vouloir qu’une seule femme ? Combien d’épouses avait votre empereur ?

— Je ne sais pas, reconnut Nitara dans un haussement d’épaules. Plusieurs.

— Oui, plusieurs. Et le Tisserand en aura plusieurs lui aussi. Vous pourriez être l’une d’elles, Nitara. Tout comme moi. Il va falloir que nous nous entendions, vous et moi, pas seulement pour cette guerre, mais après. Alors je vous suggère de mettre votre haine de côté. Le Tisserand est convaincu que vous aurez un rang important dans la noblesse, une fois les Terres du Devant sous notre coupe. Vous seriez stupide de gâcher cet avenir en l’obligeant, par votre comportement, à changer d’avis.

— Je comprends, chancelière.

— Bien. Je dois informer nos autres camarades de nos plans. Nous repartons bientôt. »

Avant que Nitara ait le temps d’opiner, Jastanne s’était détournée et s’en allait d’une démarche pleine de grâce et d’assurance. Troublée par leur échange, Nitara la regarda s’éloigner. Non loin, les ministres de Curtell l’observaient. Peu désireuse de satisfaire leur curiosité, elle se dirigea vers son cheval. Mais Gorlan l’appela aussitôt. Elle ferma les yeux un instant et s’arrêta, résignée.

« Que veux-tu ?

— Tu es folle ? ! s’exclama-t-il en se plantant devant elle. Tu ne peux pas te permettre de la mettre en colère, quoi que tu penses d’elle.

— Je le sais, Gorlan, répliqua-t-elle avec humeur. Merci.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

— À peu près la même chose que toi.

— Tant mieux, et je te conseille de l’écouter. Je ne comprends même pas pourquoi tu lui en veux. Qu’est-ce qu’elle a pu te faire ?

— Rien, Gorlan, rien du tout. Maintenant, laisse-moi. »

Il secoua la tête et s’en alla rejoindre les autres. Seule Rov, la démarche hésitante, se détacha du groupe pour rester avec elle.

« Je crois comprendre, fit-elle d’une voix douce. Je ne peux pas dire que je t’en veux.

— Je ne suis qu’une imbécile, se morigéna Nitara en se passant une main fatiguée dans les cheveux. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Je crois que si, et c’est bien naturel. Le Tisserand a une très haute opinion de toi. C’est toi qui chevauchais à ses côtés jusqu’à l’arrivée des chanceliers. À ta place, poursuivit-elle avec un sourire entendu et timide, je la haïrais moi aussi. »

Nitara, amusée, lui rendit son sourire.

« Attention à ce que tu dis, ou tu pourrais avoir des ennuis. »

Elles se turent. Nitara, les yeux rivés au sol, ne savait trop que répondre. Elle n’avait jamais eu beaucoup d’amis. Kayiv avait été l’un d’eux, avant qu’ils ne deviennent amants. Avant qu’elle ne le tue. Elle n’était pas stupide au point de croire que le Tisserand fut un ami, mais en dehors de lui, elle ne s’était confiée à personne depuis longtemps. Et elle ne savait pas comment réagir devant cette jeune femme qui avait pris sur elle de venir lui témoigner un peu de sympathie. Elle ne savait qu’une chose : elle n’avait pas envie de la chasser.

« Gorlan a raison, ajouta Rov. Ne la provoque plus. Tu aurais tort de t’en faire une ennemie.

— J’ai bien peur que ce ne soit trop tard ! rit Nitara. C’est vrai, tu as raison, reprit-elle devant le sérieux de la ministre. Je vais faire attention. »

Peu de temps après, les chanceliers donnaient l’ordre du départ et, très vite, la troupe repartit à l’assaut de la plaine dans la lumière du soleil couchant. Comme le leur avait annoncé Jastanne, ils s’arrêtèrent à la nuit tombée. Suivant les instructions de la chancelière, Nitara se dirigea vers l’est du campement. La répartition qui avait été décidée la séparait de presque tous ses collègues de Curtell, dont Rov, Gorlan et B’Serre. Elle les quitta, inquiète du sort qui lui était destiné, et l’humeur sombre.

L’armée répartie en deux, les chanceliers divisèrent de nouveaux leurs troupes en fonction des magies requises. Du côté de Jastanne, plusieurs possédaient à la fois le langage des bêtes et le don des brumes et du vent. Suivant la même logique, la chancelière leur indiqua de suivre leur magie la plus puissante pour déterminer leur appartenance. Alors que Nitara se dirigeait vers le groupe des brumes, Jastanne l’arrêta.

« Vous possédez les deux magies, je crois.

— Oui, chancelière.

— Restez avec ceux qui parlent le langage des bêtes », décida-t-elle après réflexion.

Nitara se sentit rougir. Jastanne prenait sa revanche, se dit-elle, elle voulait lui faire payer son affront. Mais au lieu de s’abandonner à la colère, la ministre s’inclina.

« Bien, chancelière.

— Vous pensez que c’est une punition.

— Si c’est le cas, je suis sûre qu’elle est méritée », se força à prononcer Nitara avec humilité.

Jastanne sourit. Elle répondait à tout par un sourire, se dit Nitara, vaguement envieuse de son aisance.

« Vous savez vous maîtriser, lui rétorqua la chancelière à son plus grand étonnement. Je dois le reconnaître. Mais vous avez encore beaucoup de choses à apprendre à mon sujet. Je vous demande de rejoindre ce groupe parce qu’il me faut un lieutenant pour les diriger. Et je vous ai choisie. »

Nitara la dévisagea, complètement désemparée.

« Pourquoi ?

— Parce que je vous fais confiance. Je sais que vous êtes prête à donner votre vie pour la cause et je sens que vous êtes intelligente. Vous saurez les commander.

— Mais je n’ai jamais…

— Comme nous tous, ministre. Vous vous en sortirez très bien.

— Merci, chancelière.

— Votre mission, et celle de votre unité, est de vous approcher le plus possible des cavaliers ennemis. Ce sera dangereux. Le Tisserand m’a dit qu’il n’avait pas l’intention de tisser la magie du langage des bêtes. Vous devrez donc exciter les chevaux un par un.

— Bien.

— Cela dit, si la cavalerie est trop importante, le Tisserand viendra à votre aide. Vous devez donc être prête, comme tous les sorciers de votre détachement, à lui faire don de votre magie dès qu’il interviendra pour la solliciter.

— Ne vous inquiétez pas, chancelière, nous serons prêts.

— J’en suis certaine. »

La chancelière partie, Nitara qui ne s’était jamais considérée comme une chef éprouva tout à coup un vrai moment de panique. Comment dirigeait-on une troupe ? Que ferait-elle si les autres – ses soldats ! – refusaient de lui obéir ? Et si elle-même commettait une erreur, et qu’ils se faisaient massacrer à cause d’elle ? Assaillie de doutes, elle allait s’élancer derrière Jastanne quand une évidence la retint. En dépit du comportement odieux dont elle avait fait preuve à l’égard de la jeune femme, au lieu de la punir, la chancelière lui offrait une distinction. Si elle se précipitait à sa suite pour lui demander de l’aide ou même lui parler de ses doutes, elle n’hésiterait pas à revenir sur sa décision. Alors elle prit une profonde inspiration et se tourna vers les Qirsi regroupés sous son autorité.

Ils la regardaient tous. Quelques visages lui étaient familiers, mais la plupart étaient de parfaits inconnus.

« Je m’appelle Nitara ja Plin, commença-t-elle. J’étais ministre à la cour de l’empereur de Braedon jusqu’au jour où le Tisserand s’est révélé. »

Devant leur expression impassible, elle hésita. Peut-être s’y prenait-elle mal ?

« La chancelière m’a confié le commandement de cette unité. »

Ils ne montraient toujours aucune réaction. Elle leur répéta les instructions de Jastanne et l’intention du Tisserand de les laisser opérer seuls.

« Avez-vous des questions ? » s’enquit-elle pour rompre le silence qui avait suivi son exposé.

Rien.

« J’essaierai de passer parmi vous pour apprendre vos noms et mieux vous connaître. »

Étaient-ils donc stupides ? se demanda-t-elle devant leur mutisme obstiné et leurs visages obtus. Avaient-ils compris ce qu’elle venait leur dire ? Étaient-ils sourds, idiots, ou refusaient-ils d’obéir à une jeune ministre ?

« Bien, d’ici là, montez le camp, leur lança-t-elle d’un ton légèrement agacé. Allumez les feux et préparez votre dîner. »

À sa plus grande stupeur, ils se mirent aussitôt en mouvement. Comme si une occupation, aussi futile soit-elle, suffisait à les tirer de leur torpeur. Sans doute y avait-il une leçon à tirer, se dit-elle encore étonnée. Pour être obéi, sans doute fallait-il d’abord commencer par donner des ordres.

Alors que les feux s’allumaient et qu’une odeur de volaille et de sanglier grillés s’élevait dans l’air paisible de la nuit, Nitara entreprit de passer ses troupes en revue. Ses conversations avec ses Qirsi lui apprirent qu’ils ne soulevaient aucune objection à sa nomination. Personne n’avait jamais combattu, et aucun d’entre eux n’aspirait au commandement. Si beaucoup, depuis longtemps, sympathisaient avec la cause du Tisserand, ils ignoraient comment rejoindre le mouvement jusqu’au jour où Dusaan s’était emparé de leur cité. Certains ne s’étaient engagés que par crainte des représailles, mais tous, semblait-il, attendaient que quelqu’un leur dise ce qu’ils devaient faire.

Son inspection achevée, la ministre retourna vers son cheval, qui broutait paresseusement l’herbe grasse de la lande. Elle se sentait complètement épuisée, et ne souhaitait qu’une chose, pouvoir manger et se coucher pour dormir. Elle allait mordre dans le morceau de viande froide que lui avait apporté un de ses soldats quand on l’appela. Au moment où elle se tournait pour accueillir l’inconnu qui se présentait devant elle, elle s’aperçut qu’il l’avait gratifiée du titre de « commandant ».

« Oui, fit-elle avec toute la vivacité dont elle se sentait capable.

— Les chanceliers souhaitent nous parler. »

Évidemment, elle aurait dû s’y attendre, songea-t-elle, découragée.

« Je vous suis », fit-elle en lui emboîtant le pas, non sans le dévisager rapidement. « Pardonnez-moi, je ne vous reconnais pas.

— C’est naturel, nous ne nous sommes jamais vus. J’étais sous-ministre à la cour d’Ayvencalde et je n’ai jamais eu la chance de venir à la cité impériale. La chancelière m’a désigné pour diriger les Qirsi pourvus des brumes et du vent. Je m’appelle Yedeg jal Senkava.

— Nitara ja Plin, répondit-elle.

— Oui, je sais.

— Vous savez ? s’étonna-t-elle.

— Vous comptez visiblement pour le Tisserand. Il vous a confié des tâches importantes en Ayvencalde.

— Oui », confirma-t-elle, les yeux fixés devant elle tandis qu’elle sentait une nouvelle vague de jalousie l’envahir. « C’était au début.

— J’ai aussi entendu dire que vous aviez contesté l’un des chanceliers aujourd’hui. »

Elle se sentit rougir.

« Les nouvelles vont vite.

— Oh, oui. On dirait que vous avez eu de la chance d’atterrir du côté de Jastanne.

— En fait, avoua-t-elle d’une voix légèrement embarrassée, c’est elle que j’ai provoquée.

— Ah bon ! s’exclama-t-il stupéfait. Puis-je vous demander la raison de cette… dispute ? »

Au souvenir de sa stupidité, Nitara se mordit la langue.

« Je préférerais ne pas en parler.

— Oh, bien sûr, je comprends. Pardonnez-moi, commandant. »

Ils arrivaient devant un feu, à la limite sud du campement qirsi. Jastanne et Uestem étaient déjà présents, ainsi que les deux commandants de Uestem, qui s’avérèrent être Gorlan et Rov. Ils les accueillirent d’un salut de la tête et leur firent de la place près du feu, mais sans ouvrir la bouche.

« Ce ne sera pas long, commença immédiatement Uestem en les regardant tour à tour. La journée a été longue pour tout le monde, et nous avons besoin de repos. Le Tisserand a souhaité cette entrevue afin de s’assurer que tout se passe au mieux avec vos unités. »

Nitara tourna rapidement les yeux vers Jastanne. La chancelière la regardait déjà, le même sourire insondable aux lèvres.

« Eh bien ? relança Uestem devant leur silence.

— Commandant, ajouta Jastanne sans quitter Nitara des yeux, pourquoi ne pas commencer par vous ? Racontez-nous votre prise de contact.

— Tout s’est bien passé, répondit la jeune femme en soutenant son regard. J’étais un peu hésitante au début. Je n’ai jamais dirigé de soldats et je n’étais pas sûre de m’y prendre correctement.

— Et d’après vous, quelle est la façon correcte de procéder ?

— Je ne le sais toujours pas, avoua Nitara avec un léger haussement d’épaules. Peut-être qu’il n’y en a pas. Quand j’ai fini par leur donner des ordres, ils se sont mis en branle, avec un empressement qui m’a surprise. Je crois qu’ils attendaient simplement quelqu’un pour les diriger.

— Parfait, commenta Jastanne avec satisfaction. Et les autres ? »

Gorlan s’éclaircit la voix.

« Mon expérience est à peu près la même que celle de Nitara. »

Voyant tous les regards se tourner vers lui, dont celui de Jastanne, Nitara soupira, soulagée. D’après les commentaires de ses camarades, elle comprit qu’ils s’étaient tous trouvés désemparés, un détail qui n’échappa pas à l’attention des chanceliers.

« Prenez-en de la graine, les encouragea Uestem lorsque Yedeg, le dernier à prendre la parole, se fut tu. Le commandement est avant tout une affaire de confiance en soi et en ses capacités à diriger les autres. Si vous avez confiance en vous, vos soldats vous suivront.

— Ce n’est tout de même pas aussi simple », objecta Nitara sans réfléchir.

Aussitôt, elle se mordit la langue. Jusqu’où pensait-elle pousser la contradiction ? Si elle continuait sur cette voie, les chanceliers finiraient par la briser. Elle-même n’aurait pas eu tant de patience. Mais Uestem se contenta de sourire.

« En effet, ce n’est pas aussi simple. Disons que c’est un bon début. »

Les autres éclatèrent de rire.

« Bien, maintenant, allez dormir, poursuivit le chancelier. Nous repartons à l’aube. Le Tisserand veut que nous frappions l’armée de Galdasten avant qu’elle ne rallie le reste des forces eandi. Nous avons deux jours de marche, peut-être plus, pour les rattraper. Les soldats de Galdasten ont beau être à pied, nous devrons probablement marcher tard dans la nuit de demain, comme la suivante. Quoi qu’il nous en coûte, nous ne prendrons pas de repos avant de les avoir interceptés. Nous avons assez de chevaux, et les provisions rassemblées à Galdasten sont amplement suffisantes. Assurez-vous que vos soldats soient prêts à soutenir le rythme.

« Bien chancelier », répondirent les quatre commandants d’une seule voix.

Alors que les autres s’en allaient, Jastanne retint Nitara, une fois de plus. La ministre s’y attendait, mais elle ne put se défaire d’une sourde inquiétude. Elle n’arrivait pas encore à faire confiance à cette femme.

« Vous vous êtes bien débrouillée, remarqua la chancelière sans la moindre animosité.

— Merci, chancelière.

— Vous n’avez pas peur de dire ce que vous pensez. C’est une qualité que j’apprécie. Elle dénote un certain courage.

— Certains y verraient un manque de maturité, ou de jugement.

— Il est parfois préférable de garder ses réflexions pour soi, je vous l’accorde. Mais je préfère un commandant qui pense et pose des questions, plutôt qu’un fantoche qui obéit aveuglément aux ordres.

— Pourquoi êtes-vous si gentille avec moi ? » l’interrogea Nitara, intriguée. « Après notre première conversation, je m’attendais à ce que vous fassiez tout pour m’écraser.

— J’aurais peut-être dû, sourit la chancelière. Mais je retrouve beaucoup de moi en vous, qualités et défauts compris. Avec le temps, je pense que nous pourrons devenir amies. »

Elle se leva.

« Allez dormir, commandant. Notre guerre commence à l’aube. »

 

L’armée de Galdasten s’était mise en marche bien avant l’aube. Au lever du jour, illuminés par les premières lueurs argentées du matin, les épées, les boucliers et les cottes de mailles de ses hommes scintillaient faiblement, et la colonne entière, environnée de brume, semblait avancer au milieu d’une nuée d’étoiles tombées du ciel. Ils marchaient depuis trois jours. Renald bouillait d’impatience. Son capitaine lui assurait qu’ils progressaient à vive allure, mais le rythme des soldats lui semblait d’une lenteur insupportable. Il aurait donné cher pour éperonner sa monture et galoper d’une traite jusqu’au roi. Pourvu qu’il tienne l’empire à distance, ne cessait-il de se répéter. Plus que quelques jours, et ses hommes débouleraient sur le champ de bataille.

« Nous voilà ! Tenez bon ! » s’écrierait-il, l’épée brandie à bout de bras. Il imaginait son entrée en scène fracassante, le soulagement de Kearney devant cette lueur d’espoir inattendue, son immense gratitude envers sa maison, qu’il décréterait la plus puissante du royaume, et les honneurs qui lui seraient rendus, élevant Renald au rang de héros.

Mais en lieu et place de faits d’armes retentissants, il devait avancer au rythme de ses hommes, flanqué d’Ewan Traylee et de Pillad jal Krenaar, son Premier ministre, et subir leurs discussions sur le temps et la bataille. Au moins lui évitaient-ils de revenir sans cesse à sa femme, et à ces pensées d’assombrir son humeur déjà noire. Ils ne sont pas plus malins que toi, lui avait-elle dit en parlant de son ministre et de son capitaine. Après trois jours en leur compagnie ininterrompue, la perspicacité de la duchesse, une fois de plus, l’accablait.

La progression de son armée était laborieuse. Chaque heure perdue, chaque bataille livrée contre l’empire sans Galdasten, renforceraient la conviction de Kearney et de ses alliés que Renald ne viendrait pas, et que sa maison avait pour de bon choisi la rébellion. Cette évidence l’excédait autant que son impuissance à s’élancer au galop. Car si le roi était vaincu par l’armée de Braedon, sa maison, avec celle d’Aindreas, en porterait toute la responsabilité. Et l’histoire, ne cessait-il de ruminer, se souviendrait de lui, Renald de Galdasten, comme le chef méprisable d’une maison de lâches et de félons. L’idée que Kearney puisse repousser les envahisseurs sans son aide était presque aussi humiliante. Renald serait toujours accusé de traîtrise, mais il serait un traître dont la lâcheté n’avait eu aucun effet sur le sort du royaume.

Ils devaient se dépêcher, se répéta-t-il pour la centième fois depuis leur départ. Mais son capitaine ne faisait rien pour accélérer le pas, et son Premier ministre, bavardant de tout sauf de la guerre, semblait profiter de la balade.

« Le temps est beaucoup plus frais que prévu si tard au cours du cycle lunaire d’Adriel, disait-il maintenant. Nous avons de la chance.

— Et alors ? s’emporta Renald. Tant que vous y êtes, vous pourriez aussi nous parler des moissons ! »

Pillad et Ewan échangèrent un regard surpris.

« Monseigneur, je crois que le ministre voulait simplement dire que la fraîcheur du temps nous permet de marcher sans halte jusqu’au coucher du soleil, et de couvrir ainsi une plus grande distance aujourd’hui. »

Renald considéra le Qirsi, qui opina.

« Ce serait… une bonne chose, concéda le duc d’un ton bourru.

— En effet, monseigneur.

— Avez-vous la moindre idée de la distance qui nous sépare du champ de bataille ?

— Non, monseigneur, répondit Ewan. Mais elle ne peut être bien longue maintenant. Le roi a quitté le château d’Audun il y a un moment. J’imagine que son armée a rencontré l’ennemi au nord de Domnall, auquel cas, nous devrions les rejoindre dans un jour ou deux.

— Deux jours, soupira le duc. Le temps me pèse, capitaine.

— Oui, monseigneur », fit Ewan en baissant les yeux.

Renald savait exactement la raison de ce regard fuyant. S’il faisait preuve d’une telle hâte de se battre, songeait son capitaine, pourquoi en avait-il mis si peu à quitter Galdasten ? Pourquoi avait-il supporté si longtemps la mainmise des soldats de l’empire sur sa cité ? Le duc n’avait aucune réponse à lui fournir que l’évidence : il avait commis une grave erreur, née de son ambition personnelle et des sinistres capacités d’Elspeth à flatter ses plus sombres aspirations. Et Renald s’en voulait de ne pouvoir reconnaître cet égarement devant ses hommes. Quelles que soient leurs limites, Ewan et Pillad l’accompagnaient au combat au péril de leur vie. Ils méritaient mieux que ce qu’il était capable de leur offrir, comme l’ensemble de ses soldats, d’ailleurs.

« Demain, c’est la Nuit des Deux Lunes, monseigneur, souligna son Premier ministre. Nous aurons assez de lumière pour poursuivre bien après le coucher du soleil. Nous pourrons faire une halte au crépuscule et continuer plusieurs heures.

— Attention, intervint Ewan. Si nous pouvons profiter des lunes pour avancer d’une lieue ou deux, je ne veux pas pousser les hommes trop loin. S’ils arrivent épuisés sur le champ de bataille, ils seront incapables de se battre. »

Renald faillit lui répliquer qu’il couvait trop ses hommes. Mais depuis quand n’avait-il pas lui-même marché à pied, se dit-il, brusquement conscient de l’effort qu’il demandait à ses soldats ? Enfant, lorsqu’il accompagnait son père, que ce soit à la chasse ou en visite, il était toujours à cheval. Plus tard, il ne s’était jamais déplacé autrement. Ewan savait mieux que lui ce dont l’armée de Galdasten avait besoin.

« Vous avez raison, admit-il. Nous nous arrêterons au coucher du soleil, puis nous poursuivrons sur une ou deux lieues et nous dresserons le camp pour la nuit.

— À vos ordres, monseigneur, approuva le capitaine. J’en informe les lieutenants. »

Avant que Renald puisse le retenir, Ewan remontait la colonne, laissant son duc en compagnie de Pillad.

Depuis longtemps, Renald évitait soigneusement la compagnie du Qirsi. Malgré sa décision de l’accepter à ses côtés dans cette guerre, il nourrissait toujours des doutes à son égard. Avant de le suspecter d’appartenir à la conspiration, avant même d’avoir entendu parler du complot, Renald n’avait jamais été à l’aise en compagnie des cheveux-blancs. Il les jugeait bizarres, aussi bien par leur apparence physique que par leur comportement. Et Pillad ne faisait pas exception.

« Préférez-vous que je vous laisse, monseigneur ? »

Quelles que soient ses fautes, Pillad était observateur.

« Peut-être, Premier ministre. Nous nous verrons plus tard.

— À votre service, monseigneur », déclara le Qirsi avec obligeance avant de ralentir sa monture pour laisser au duc le loisir de le dépasser.

D’abord, Renald fut soulagé d’être débarrassé de sa présence, puis il ne tarda pas à sentir le poids et la chaleur de son regard sur son dos, comme si les yeux de braise concentraient une flamme entre ses omoplates. Si le Qirsi lui voulait du mal, se dit-il en proie à une incertitude grandissante et une crainte tenace, n’était-il pas risqué de le laisser chevaucher derrière lui ? Il devenait une proie facile. Épouvanté par cette idée, il ralentit l’allure à son tour. Le Qirsi revint à ses côtés.

« Monseigneur ? » s’enquit-il d’une voix douce.

Confronté à la nécessité d’engager la conversation, Renald se trouva désemparé. Il ne pouvait tout de même pas demander à son ministre de le précéder à la tête de la colonne, alors il se lança : « Je me demandais, Premier ministre, si vous ne jugiez pas le capitaine trop complaisant envers les hommes. »

C’était la première chose qui lui était venue à l’esprit, et il la regretta instantanément. Pillad fronça les sourcils, et inclina la tête avec perplexité.

« Je ne suis pas sûr de comprendre votre question, monseigneur.

— Aucune importance, se reprit Renald.

— Si vous parlez de son inquiétude à les fatiguer, poursuivit néanmoins Pillad, j’avoue en être assez surpris. Il ne les épargne pas à l’entraînement. Et pourtant, au moment de passer à l’action, il semble hésiter à les mettre à l’épreuve. C’est curieux. »

Ses yeux jaunes étaient si démesurés qu’il ressemblait à une chouette, se dit Renald, mal à l’aise.

« Ne vous méprenez pas, monseigneur. J’éprouve le plus grand respect pour le capitaine. Mais d’autres armées ont eu des marches beaucoup plus longues à faire et dans des délais parfois bien plus courts. Elles se sont néanmoins battues avec succès. »

Cette remarque troubla profondément le duc.

« Je pensais la même chose, admit-il malgré le sentiment de trahir la confiance d’Ewan. J’aimerais marcher davantage avant la halte de la nuit.

— Bien sûr, monseigneur. Je sais combien vous êtes pressé de rejoindre le roi. Mais dans ce cas, il vaut peut-être mieux se montrer prudent. »

Voyant Pillad jeter un regard par-dessus son épaule, Renald comprit qu’il devait surveiller le retour du capitaine.

« Vous devriez peut-être aussi songer à l’autorité du capitaine, monseigneur.

— Son autorité ?

— Oui. S’il annonce aux hommes une certaine distance à parcourir avant la halte, et que vous interveniez pour en donner une autre, ce contrordre pourrait saper son autorité. Certains pourraient même en déduire qu’il a perdu votre confiance.

— Vous êtes en train de me dire que je dois m’en tenir au rythme du capitaine ? s’étonna Renald en secouant la tête. J’ai peur que vous ne m’embrouilliez, Premier ministre. D’abord vous êtes de mon avis, et puis vous me dites qu’il vaut mieux suivre ses conseils. À croire que vous le faites exprès ! »

Alors qu’il parlait, Renald sentit tous ses soupçons lui revenir brutalement à l’esprit. Semer la confusion était peut-être exactement le but poursuivi par Pillad. Un traître ne s’y serait pas mieux pris.

Le ministre répondit par un éclat de rire détendu, mais la drôle de lueur qui traversa un instant les prunelles fantomatiques de son ministre n’échappa point au duc.

« Pardonnez-moi, monseigneur. Telle n’était pas mon intention. Le fait est que j’en sais bien peu sur la tactique militaire, et encore moins sur la façon de diriger une armée. Sir Traylee est un expert, pas moi.

— Eh bien merci, Premier ministre, répliqua le duc plus pressé que jamais de fuir cet homme et ses conseils perfides. Je vais songer à vos remarques.

— Avec plaisir, monseigneur. »

Le Qirsi n’avait pas achevé sa phrase que le duc éperonnait sa monture pour mettre le plus de distance possible entre lui et ce sorcier. Il lui tournait le dos, songea-t-il une fois de plus, mais c’était mieux que d’avoir à écouter ses sornettes, soutenir son regard, ou supporter son visage troublant. Hélas, sa résolution ne fut pas longue à vaciller. Il n’avait pas ralenti son cheval que d’affreux doutes l’assaillaient. Obsédé par la crainte d’une lame lui transperçant le dos, il sursautait au moindre bruit et ne pouvait s’empêcher de se retourner toutes les secondes pour vérifier où était le Qirsi et ce qu’il manigançait.

Lorsque Ewan le rejoignit, il en aurait pleuré de soulagement.

« J’ai parlé aux lieutenants, monseigneur. Ils sont d’accord pour poursuivre sur deux lieues après le coucher du soleil. Comme je savais que vous seriez de cet avis, j’ai approuvé cette décision. J’espère avoir bien fait. »

Voilà comment un honnête homme, un homme franc au service d’une cour, devait parler à son duc, constata Renald, soulagé. Les cheveux-blancs noyaient toujours leurs discours de brumes impénétrables. Que Bian les emporte ! jura-t-il en son for intérieur.

« Oui, capitaine. C’est une excellente décision, et je suis ravi de l’entendre.

— Merci, monseigneur. Dois-je vous laisser ?

— Non ! s’exclama le duc subitement avant de se reprendre. Je serais heureux que vous m’accompagniez un moment.

— C’est un honneur, monseigneur. »

Ils chevauchèrent plusieurs heures côte à côte, sans discuter vraiment, mais Renald se sentait plus en sécurité avec Ewan que seul. Le ministre pouvait toujours tenter de l’assassiner, se rengorgeait-il, il serait mort avant d’avoir brandi son arme ou même l’un de ses pouvoirs. À ce propos, songea-t-il brusquement, quels étaient ceux de Pillad ? Il se souvenait du don de guérison et du Glanage, mais il en possédait un troisième, et celui-là… il était incapable de se le rappeler.

Quand le soleil disparut à l’horizon, dans un flamboiement radieux de teintes rouge et orange, le duc ordonna la halte. Les hommes s’installèrent près d’un ruisseau qui descendait du nord de la Lande pour se jeter dans les Chutes de Binthar. Le duc et le capitaine, laissant leurs chevaux paître dans l’herbe grasse, se promenèrent au milieu des soldats. C’était une idée d’Ewan. Quelques encouragements, des mots de sympathie, feraient le plus grand bien au moral des troupes, avait-il dit. Et devant l’accueil de ses hommes, le duc constata avec plaisir que le capitaine ne s’était pas trompé.

Il sentait sa confiance renaître lorsqu’il remarqua Pillad, toujours sur son cheval, les yeux fixés vers le nord, comme s’il pouvait distinguer les tours de Galdasten à cette distance. Le duc s’interrogeait sur cette curieuse attitude quand un soldat le détourna de ses réflexions. Au moment où il revint à son ministre, il se tenait à côté des soldats, les yeux cette fois tournés vers lui. Leurs regards se croisèrent. Le Qirsi lui adressa un signe de tête et un sourire, mais une fois de plus, Renald eut l’impression très nette que l’homme le trompait.

« Je veux que vous envoyiez des éclaireurs, fit-il à Ewan alors qu’ils revenaient vers leurs chevaux.

— Nous en avons déjà placé deux en avant, monseigneur. Ils savent qu’ils doivent revenir au moindre signe des hommes de l’empire ou de la garde royale.

— Parfait. Mais j’en veux d’autres vers le nord. Je veux être sûr que nous ne sommes pas suivis.

— Nous n’avons laissé que peu de survivants à Galdasten, monseigneur », lui répondit le capitaine, légèrement déconcerté. « Ils ont réintégré leurs navires. Ils n’ont pas les moyens de se lancer après nous, je vous assure.

— Ce n’est pas l’empire que je redoute, capitaine.

— Monseigneur ?

— Faites-moi plaisir, capitaine. Envoyez deux hommes à l’arrière. Dites-leur d’être extrêmement prudents.

— Nous n’avons pas beaucoup de montures disponibles, monseigneur.

— Je m’en moque.

— Bien, monseigneur », se résigna Ewan.

Ils se remirent en marche peu de temps après. Derrière Renald, la colonne s’étirait dans l’obscurité et le duc distinguait à peine les derniers rangs. Dès la nuit tombée, Panya, la lune blanche, se leva à l’est, immense et pâle, à la veille de toute sa plénitude. Même au ras de l’horizon, sa lueur était suffisante pour découper de longues ombres pâles sur la lande. Au fur et à mesure de sa progression, sa clarté se renforça jusqu’à illuminer l’herbe et les pierres d’un éclat chatoyant. Un peu plus tard, Ilias se leva dans son sillage, ajoutant sa beauté pourpre à celle de son aimée. Les amants, songea le duc, à la veille de la Nuit des Deux Lunes au cours du cycle d’Adriel, la déesse de l’Amour. Les pensées de Renald revinrent à Galdasten et Elspeth. Demain célébrerait l’anniversaire de leur dix-sept ans de mariage, et le soir même celui de leur union. Selon la tradition, ceux qui s’aimaient pour la première fois au cours de cette Nuit des Amants connaissaient une vie entière de passion et d’amour. Au temps pour la légende, songea Renald avec amertume.

« Monseigneur, écoutez ! » s’exclama brusquement Ewan en arrêtant son cheval.

Renald l’imita et tendit l’oreille. Deux voix s’élevaient dans le lointain.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda le duc interloqué.

— Les éclaireurs que vous avez réclamés ! » répondit Ewan avant de lancer son cheval au galop vers l’arrière de la colonne.

Renald s’élança derrière lui, rattrapé par une vague de panique aussi glaciale que l’océan sous les neiges.

Les deux hommes que Renald avait envoyés au nord apparurent au moment où ils rejoignaient les derniers rangs. À la lumière des lunes, leurs visages étaient d’une pâleur effrayante.

« Rapport, exigea Ewan d’une voix tendue.

— Nous avons surveillé l’horizon, capitaine. D’abord, on n’a rien vu, et puis on a entendu des chevaux. Alors on a ralenti et attendu un peu, et c’est à ce moment-là qu’on les a vus. Une armée de cavaliers nous poursuit.

— Des cavaliers ?

— Pas seulement des cavaliers, renchérit l’autre. Des cheveux-blancs. Ils doivent être deux cents.

— Des Qirsi ? » lâcha Ewan, les yeux agrandis par la frayeur.

« Où est Pillad ? s’exclama Renald en cherchant tout à coup son ministre autour de lui.

— Je ne l’ai pas vu depuis la halte », s’aperçut brutalement Ewan.

Renald, pris d’un vertige, se passa une main dans les cheveux en fermant les yeux. Le cauchemar commençait.

« Il est parti, fit-il sans la moindre hésitation. Il les a déjà rejoints.

— Vous dites qu’ils sont deux cents ? demanda le capitaine en revenant à ses hommes.

— Oui, mon capitaine.

— Nous sommes cinq fois plus nombreux, monseigneur. Magie ou pas, nous sommes capables de les vaincre. Rassemblons les hommes et dressons un barrage ici même. Les archers sur les flancs, les fantassins au centre. »

Renald opina en silence. Le capitaine et ses hommes pouvaient croire ce qu’ils voulaient, il n’était pas dupe. Les Qirsi avaient anéanti les soldats restés à Galdasten, et très probablement la flotte de Braedon avec. Ce serait un massacre.

« Savez-vous quels sont les pouvoirs de Pillad ? » interrogea-t-il, les yeux sur l’horizon dans l’attente de voir débouler la horde de Qirsi.

« Je ne les connais pas tous. Je sais qu’il est Guérisseur et je l’ai vu, un jour, conjurer un feu. »

Le feu, bien sûr, se dit Renald consterné. Ils allaient tous périr dans les flammes qirsi.

 

Fausser compagnie à l’armée de Renald avait été d’une telle facilité que Pillad éclata de rire. Il en avait d’abord conçu une réelle amertume. Que personne ne remarque ou ne s’inquiète de son absence était insultant. Mais cette ultime injure venait après tant d’autres qu’il avait cessé depuis longtemps d’en tenir le compte. D’un autre côté, si un soldat l’avait vu, il aurait dû se battre ou courir, et sa fuite n’en aurait été que plus difficile. Il aurait pu y laisser la vie. Mieux valait être ignoré, s’était-il dit, que mort. Et c’était dans cet état d’esprit qu’il s’était éloigné de l’armée eandi, et des deux espions envoyés en arrière par le capitaine.

Hors d’atteinte, il avait galopé ventre à terre. Lorsqu’il était enfin arrivé en vue de l’armée qirsi, il avait levé la main et, conjurant simultanément son don du feu et son pouvoir de guérison, il avait créé une flamme au creux de sa paume pour signaler son arrivée à ses camarades rebelles. Son cœur, brusquement, s’était mis à battre la chamade, non pas à cause du remords, ni de la peur des combats qui s’annonçaient, mais d’excitation et d’impatience. Après l’avoir vu dans ses rêves, il allait enfin rencontrer le Tisserand, s’incliner devant l’homme qui allait diriger les Terres du Devant et guider son peuple vers la destinée qu’il méritait depuis longtemps. Il s’était brièvement demandé s’il le reconnaîtrait.

Il n’aurait pas dû s’inquiéter.

Le Tisserand chevauchait à la tête de son armée, reconnaissable à la crinière blanche qui flottait derrière lui comme une bannière, et à son visage d’albâtre tendu vers la victoire. Uestem jal Safhir, le marchand qui l’avait recruté, avançait à ses côtés. De l’autre, se tenait une frêle et jolie jeune femme, qui semblait à peine avoir passé l’âge de sa Révélation. Derrière ces trois figures suivait une armée constituée uniquement de Qirsi, ses frères, tous à cheval et tous armés, comme lui. Ils étaient bien moins nombreux que les soldats de Renald, mais ils offraient l’image d’une armée de conquérants sortie d’un conte des temps anciens pour étendre son pouvoir sur le monde. Et Pillad, à les voir si nobles et si déterminés, frémit d’émotion.

À son approche, le Tisserand leva la main et son armée s’arrêta. Le ministre ralentit sa monture, mais ne tira les rênes qu’à quelques pas du puissant sorcier, pour sauter à terre et mettre un genou au sol.

« Tisserand, fit-il en courbant l’échine. Je suis Pillad jal Krenaar, Premier ministre de Galdasten, et je suis à vos ordres.

— Lève-toi, Pillad. »

Le ministre se redressa.

« L’armée de ton duc est encore loin ?

— Non, Tisserand. Une demi-lieue, tout au plus.

— Parfait. Je te félicite. Rejoins les rangs d’Uestem. Il dirige les sorciers du feu et les Façonneurs. »

Le ministre s’inclina de nouveau.

« Bien, Tisserand. Merci. »

Il allait remonter en selle quand il hésita.

« Pardonnez-moi, Tisserand. Je sais que ce n’est pas à moi de formuler une telle requête, mais j’adorerais que vous employiez le feu contre mon duc.

— Pourquoi ?

— C’est la seule magie que je possède dont je peux me servir comme d’une arme, et je veux que Renald sache que j’appartiens à l’armée qui va le détruire. »

Le Tisserand le regarda un instant, et opina.

« Très bien. »

Pillad enfourcha son cheval et vint se placer derrière Uestem. Le marchand l’accueillit d’un bref signe de tête. Il avait été un temps, se souvint le ministre, où il aurait quémandé n’importe quel signe d’attention de la part de cet homme, car il avait nourri pour lui de l’affection et du désir. Mais cette époque était révolue. Aujourd’hui, Pillad n’était avide que de guerre. Après la victoire, d’autres considérations reprendraient le dessus. Pour l’heure, il lui suffisait que le marchand l’accueille comme n’importe lequel de ses guerriers.

Ils se remirent en route vers le sud et aperçurent vite les espions de Renald. La femme qui chevauchait à côté du Tisserand lui glissa quelques mots à l’oreille.

« Laissons-les fuir, ils ne sont rien », lui répliqua leur chef.

Peu de temps après, ils rencontraient l’armée de Galdasten, formidable, dressée devant eux en croissant sur la lande.

« Les archers sont postés sur les côtés ! » s’écria Pillad.

Le Tisserand se tourna vers lui et, durant un court et terrible instant, le ministre crut l’avoir irrité. Mais le Tisserand se contenta de hocher la tête et de répondre : « Je le sais. Brumes et vents ! » lança-t-il à ses troupes après les avoir balayées du regard.

Un vent naquit instantanément, enfla à une vitesse impressionnante, pour devenir une tornade sifflant sur les pierres et pliant les herbes hautes. Pillad sourit. Que les archers de Renald lancent leurs flèches maintenant ! pensa-t-il avec joie.

Le Tisserand se tourna vers Uestem et ses guerriers.

« Feu ! » cria-t-il.

Au même instant, Pillad sentit une caresse pénétrante sonder ses pensées. C’était le Tisserand qui cherchait sa magie et celle des autres, songea-t-il sans opposer la moindre résistance au flux qui l’envahissait. Aussitôt, un flot de pouvoir l’inonda, irradiant tout son corps, aussi vif qu’un rayon de soleil à la surface d’un lac. Et il vit une boule de flamme apparaître devant l’armée qirsi, bleue en son centre, jaune tout autour, et orange à l’extérieur. Elle resta une seconde suspendue au-dessus du sol, éblouissante, presque irréelle, fabuleuse, avant de se mouvoir, lentement d’abord, puis à toute vitesse vers les soldats eandi.

En même temps que sa vitesse accélérait, à une allure irrésistible, elle s’élargissait de plus en plus, jusqu’à s’étendre sur toute la longueur de l’armée sans rien perdre de son éclat ni de sa force. Et tous les Qirsi purent voir les visages des guerriers de Galdasten, figés dans un masque de terreur et de désespoir.

Ce fut alors que Pillad vit son duc, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Le reflet de la flamme assassine brûlait dans ses prunelles écarquillées. Pillad espérait qu’il le voie, qu’il sache qu’il était là, qu’il contribuait avec sa magie et celle des siens à créer cet ouragan de feu. Mais le duc était incapable de détacher son regard de la spirale enflammée qui flottait maintenant devant lui. Il la fixait toujours lorsqu’elle déferla de toute sa puissance sur son armée, l’engloutissant lui et ses soldats, carbonisant le sol, embrasant la Lande d’un éclair aveuglant, comme si un morceau de Morna avait percuté la terre pour la détruire. Renald n’avait même pas eu le temps de tirer son épée.

Pillad faillit éclater de rire, car jamais il ne s’était senti aussi puissant, aussi vivant, ni aussi heureux. Jamais il ne s’était senti aussi libre.

La Couronne des 7 Royaumes [9] L'Alliance Sacrée
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